Yala, 2019

J’avais parlé à Yala de ce projet d’interroger les parents, d’écrire un livre inspiré de leur vie. Elle m’avait répondu que j’avais raison, qu’il était bien qu’un de nous deux le fasse. J’avais ri en l’imaginant, elle, l’écrire.

Après la sortie de mon premier roman, elle était venue me voir et m’avait dit : « Je me suis aussi mise à écrire mon roman, sauf que moi, au contraire de toi, je n’ai pas commencé par “Ma mère me répétait souvent : Je suis moche” mais par “Ma mère me répétait souvent : Je suis belle” et ensuite, j’ai fait comme toi, j’ai écrit plein de petits chapitres. » Écrire un livre avait l’air d’être une activité si simple.

Yala ressemble à une Libanaise mais elle parle à la bonne franquette (ce qui dénote franchement avec son physique), elle a cette façon particulière de s’esclaffer et de taper très fort sur la table quand elle rit. Elle hurle aux éclats quand elle regarde les sketches de Kaamelott alors que moi, j’y suis totalement insensible. Je reste plutôt scotché durant des heures devant les jeunes stand-uppers libanais qui rient et se moquent de leur quotidien sordide.

Adolescent, je passais du temps avec ses amis bien plus âgés que moi. Lors d’une soirée, je m’étais disputé avec l’un d’eux. Il avait assuré qu’il voterait dorénavant pour le Front national parce qu’une « racaille arabe » l’avait insulté de « sale Blanc » sur son scooter et qu’il ne se sentait plus chez lui. Je m’étais emporté. Je n’en revenais pas, je m’étais fait insulter plus d’une centaine de fois de « sale Juif » et de « sale Arabe » dans ma vie et pas une fois je n’avais imaginé voter pour un parti antiblanc ou indigéniste. Devant ma réaction, Yala n’avait rien dit. Je la regardais, j’attendais qu’elle réagisse, qu’elle s’emporte aussi, ce qu’elle n’a pas fait. Et cette neutralité m’avait laissé sans voix. Je m’étais effondré en larmes et je n’ai plus jamais dîné avec elle et ses amis. Cette dispute a été l’un des éléments déclencheurs de mon départ au Liban un peu avant mes vingt ans.

Yala n’a pas le même rapport que moi au Liban et ça m’a toujours surpris. Comment est-ce possible que je sois autant obsédé par ce pays et elle, non ? Que je passe mon temps à fouiller et me renseigner sur l’histoire et les artistes de ce pays, à écrire constamment dessus. Que j’y aie vécu plus de sept ou huit années et qu’elle, l’idée d’y habiter ne lui ait jamais effleuré l’esprit. Elle se contente de rendre visite à la famille chaque été. Elle adore d’ailleurs ces rendez-vous familiaux où tout le monde se réunit et où elle peut faire son spectacle permanent. Elle aime que l’attention soit portée sur elle, et si ce n’est pas le cas, elle devient très désagréable ou se renferme sur elle-même à tel point qu’un soir je l’ai surprise cloitrée dans les toilettes, une guitare dans les mains, à fredonner une version acoustique de la chanson All Eyez On Me de Tupac.

Elle ne s’est jamais vraiment intéressée à ce que les membres de notre famille ont fait pendant la guerre, et même à leur vie de manière générale. C’est toujours moi qui lui apprends des histoires sur Untel ou Untel. Pendant longtemps, j’ai justifié cette attitude par le fait qu’elle soit égoïste. Elle ne pose jamais de questions, elle ne se soucie pas des gens qui l’entourent, elle n’a d’intérêt que pour son surf et elle. Puis, avec le temps, j’ai compris que Yala, elle, l’avait traversée cette guerre. Elle est née en 1977 et ces années qui m’animent, qui m’obsèdent, qui me hantent, elle en a des souvenirs, de vrais souvenirs, alors que moi, non. J’ai besoin de l’écrire cette guerre, de la raconter, de comprendre ce que mes parents ont ressenti et vécu. J’essaye de mettre des mots sur des photos de famille, des images que j’imagine, sur celles d’un pays détruit, en ruines, que j’ai découvert dans les livres des photographes libanais quand j’étais jeune. Je les feuilletais pendant des heures et je découvrais cette terre qui me donnait envie malgré sa violence. Il me semblait que l’histoire du monde se jouait dans cette partie du globe, et non en France. Je le ressens encore. Je n’arrive toujours pas à me préoccuper de l’actualité française : de la réforme des retraites, de l’assurance chômage, des gilets jaunes. Ces problèmes me semblent dérisoires à côté de ceux du Liban. J’ai même l’impression qu’ils ne me regardent pas. Quelquefois seulement, je me suis senti concerné par l’histoire de ce pays, la France : lors des attentats du 13 novembre, de l’Hyper Cacher, de Nice et après la fusillade de Charlie Hebdo où je suis descendu le lendemain, place de la République, avec un panneau : « Je suis Charlie » écrit en arabe, honteux que des hommes emploient cette langue si belle, la langue de mes parents, et commettent de tels crimes. Je reste aussi persuadé qu’un jour, la France ne voudra plus de moi, enfin de nous : les bougnoules, et qu’elle nous poussera à nous exiler ailleurs (et ainsi de suite) comme le Liban, pour d’autres raisons, l’a déjà fait avec mes parents.